« Indifférence »
L'indifférence est un défaut, qu'ils disaient. Elle voulait bien le croire, Arya. Son propre cœur ne lui appartenait pas. Son âme n'était qu'un objet de désir pour des loups qui ne cherchaient que son titre et ses privilèges. Élevée pour n'être que celle qui donnera des enfants à cette meute qui en manque cruellement. Arya avait rêvé d'une autre vie, à cette époque.
Lentement, mais sûrement, c'est l'Indifférence qui est devenue maîtresse de son être. C'était sa façon, sûrement, de se protéger. De ne pas souffrir de ces terribles projets.
« Père, je vous en prie ! »
Ils faisaient obstinément la sourde oreille. Ce père et cette mère. Ces tyrans qui régnaient sur son existence bien rangée et ces sourires faux qu'ils lui adressaient.
« Soyez une gentille fille, Arya. Vous êtes une dame, désormais. »
Elle réprimait ses ricanements. Elle annihilait ses pulsions qui poussaient au meurtre. Puis, il y eut ce viol pénible. Cet acte barbare d'un père qui offre sa fille en pâture à un Alpha voisin pour maintenir les frontières intactes. De Princesse, Arya était devenue un traité de paix.
Le mâle, beau et intelligent, aurait sûrement pu lui plaire. Ce fut le cas, au début. Avant que les grands yeux violacés de l'Alpha ne lisent en cet individu toutes les morts qu'il avait semé.
Avant qu'elle ne comprenne qu'il était un meurtrier.
« Père, je vous en prie… »
Ses sanglots ne trouvèrent d'écho dans cette nuit noire où la Meute fut exterminée. La paix précaire avait été rompue. Le traité n'avait pour but que d'engendrer la progéniture d'un monstre pour ne plus subir les sévices perpétuelles, et même pleurer sa famille ne sembla pas l'en détourner.
Un an.
Un an, avant que son calvaire ne soit écourté. Un loup en avait eu assez. Un mâle si tendrement amouraché de l'Arya enchaînée, déchira ses liens et s'échappa avec sa belle.
Un an, avant que les chaleurs n'arrivent.
« Tendres Amours »
Ils étaient nés à la début mars, dans les hautes steppes gelées. Les caribous s'approchaient à pas vifs, les adultes le savaient. Arya se reposait paisiblement, aux côtés de ses nouveaux-nés déjà forts et vigoureux. Ils étaient trois. Ils étaient beaux et bataillaient férocement contre son flanc.
« Heaven. Mon Paradis… »
Bien sûr. D'un regard interrogateur, la dénommée relevait les yeux, le temps d'un sourire et repartait jouer. Arya l'aimait plus que tout. Plus qu'elle-même. Parce qu'au fond de son cœur fatigué, cette louve détrônée sentait qu'elle lui ressemblerait. Que, dans cet avenir proche ou éloigné, les drames se succéderaient.
Lorsque son regard rencontrait les autres silhouettes de ses enfants, il n'y eut que du désespoir. Celui de ne pas être à la hauteur. Celui de ne pas avoir su protéger les siens, et d'avoir apporter en ce monde des mômes qui mourraient sûrement tôt.
Ah, ce pessimisme légendaire.
Ah, cette souffrance intérieure, cachée derrière des sourires pauvres et fades. L'Indifférence était de retour.
Sûrement que son amie l'Indifférence ne l'avait jamais quittée.
« Caresse sur l'Océan gelé »
Heaven. Heaven.
Ô, doux mômes esseulés. Son père avait disparu. Sa mère était tombée, quelque part dans un trou abyssale, pour ne revenir qu'estropiée. Doucement, la pente avait été dévalée. Les enfants ont tenté de survivre comme il était possible de le faire. Ils dévoraient cette viande malade qu'Arya apportait à intervalles irréguliers, et jouaient difficilement durant ses absences qui s'allongeaient. L'Hiver était loin. L'été était là, et les fleurs aussi.
Puis, à mesure que leurs pas s'éloignaient du chemin initial, les grandes plaines verdoyantes ont laissé place à des océans de blanc.
Heaven n'avait pas saisi la dangerosité des lieux. Pas plus que ses frères et sœurs. Pas plus que cette mère qui s'était envolée, une énième fois.
« Ça ira. »
Qu'il disait l'aîné. Les fillettes maladroites ont acquiescé, et ont calqué leur route sur la sienne. Ils riaient, à cette époque. Longuement, sans même réaliser qu'il n'y avait rien pour rire. C'était seulement une manière d'endiguer la fatigue qui s'arrimait à leurs chevilles. Petits, et continuellement en mouvement. Ils migrent vers des terres oubliées.
Lentement, mais sûrement, ils ont progressé.
Et les jeux ont cessé.
Un corps s'est échappé. Piégé dans les eaux glacées. Épuisé de trop lutter. Sans même prévenir, les berges se sont libérées de leur fardeau translucide et brillant, en s'assurant que les louveteaux innocents y étaient. Sira avait rejoint son aîné à une vitesse alarmante. Peut-être avait-elle espéré pouvoir le sauver. Heaven avait sauté, aussi. Elle a cherché les silhouettes, même lorsque celles-ci sombrèrent dans l'onde. Même lorsque ses iris brûlèrent. Même lorsque le souffle commença à lui manquer.
Heaven a été sauvée.
Arya était arrivée à temps, juste avant que sa fourrure imbibée ne soit attirée vers les fonds marins. Elle a récupéré la môme transie, et n'a pas pleuré ceux qui étaient décédés.
« Sira… Sira… Rian… »
Ses cris résonnaient. Petit Paradis, aux muscles et à la conscience atrophiée, a hurlé jusqu'à s'en déchirer les poumons. Les cordes vocales ont explosé à être tant sollicitées.
Puis, le silence est retombé.
« Après Eux »
La neige est tombée sur la première année des louveteaux. De la fratrie, n'a survécu qu'Heaven. Heaven, un trésor décharné. Malade. Au corps chétif et pauvre. Elle se privait de tout. De manger. De dormir. De ressentir.
Les paysages ont perdu leurs couleurs chatoyantes, et le temps où le bonheur régnait sur son cœur était finalement révolu.
Arya avait observé ce spectacle, fascinée. Horrifiée. Dégoûtée par ce que cette vie a pu apporter à cette famille de misère. Rien. Rien, si ce n'est la désolation. Rien, à part cette tristesse qui s'était lentement imposée en maîtresse désincarnée.
« Mon Ange… »
L'enfant avait cessé de répondre. Ses lèvres désespérément closes, sa voix n'a plus jamais été entendue à cet instant. Son propre deuil était trop lourd à assumer pour un si jeune môme. Trop difficile de porter son propre corps et celui d'une mère à l'agonie quand la première année est à peine fêtée. Heaven avait renoncé.
Abandonné l'idée de se reconstruire après ces morts atroces. Le premier avait été ce père. Arya disait qu'il avait seulement été rendu à la terre après des années d'existence paisible. Petit Paradis savait, elle.
Que son père était mort. Emporté par cet Alpha tyrannique qui les poursuivait. Tué pour avoir osé arracher la malheureuse femelle à ses griffes.
Heaven avait vu ce regard.
Avait perçu cette haine lorsque le mâle avait remarqué sa présence dans les herbes épaisses.
Puis, l'océan lui avait volé sa fratrie.
Elle avait survécu, pourtant.
Elle avait assassiné ses propres frère et sœur pour réchapper de cette eau gelée. Le pardon ne lui avait pas été accordé. Comment aurait-elle pu s'octroyer la paix de l'âme ? L'enfant a seulement renoncé à ce qu'elle était.
Et, finalement, Heaven s'est retrouvée seule. Les souvenirs sont flous à ce sujet. Simplement, un soir, Arya était là. Le lendemain, lorsque l'astre chaud s'est levé pour incendier les cieux, sa chaleur avait disparue.
Le palpitant s'est brisé définitivement, à cet instant.
Un an, trois mois et désormais orpheline d'une famille décimée. Dispersée ça-et-là au gré des vents de la Toundra.
Définitivement, son cœur s'est fermé.
« Elle sera sauvée »
Certains murmuraient qu'une Déchue errait librement. Elle était indépendante, et pourtant. Son corps et son âme portaient les stigmates d'un passé houleux. Cette histoire, relatée par l'un de ses informateurs, toucha quelqu'un. Un éminent mâle, déjà âgé. Il avait écouté, encore et encore. Il ne se laissait pas de cette légende qu'il ne pensait pas véridique.
Fasciné par une enfant qui faisait pleurer les cieux. Dans son sillage, la neige tombait en été. Sur son passage, les flaques naissaient. Certains chuchotaient qu'un esprit de l'eau vagabonderait dans les terres, offrant sa bénédiction à quiconque lui adressera la parole.
Puis, les médisances commencèrent. Les meurtres pavaient sa route, et plutôt que d'être promis à un avenir clair, ceux qui rencontraient l'esprit étaient condamnés à mourir.
Les commérages enflaient, sans que personne ne connaisse la véritable version. Heaven attendait.
Elle patientait calmement qu'un être soit prêt à écouter sa vie telle qu'elle a été vécu. Le temps s'échappa. Son deuxième hiver fut plus rude que tous les autres. Le froid. La solitude.
Les engelures frappèrent sa peau fine, y traçant des sillons complexes qui abandonnèrent ensuite des cicatrices rougeaudes.
Mourante, la môme.
Condamnée à rejoindre les siens avant d'avoir pu réellement exister pour elle-même. Ses pas continuaient de résonner dans la pénombre, sans qu'elle ne s'octroie un moment de repos. Inlassablement. Infatigable, l'enfant avait marché jusqu'à ne plus sentir son corps tremblant.
« Quelqu'un… »
Mourir seule est une hantise qui ne quittera jamais cette vulnérable gosse de la Toundra. L'idée même de disparaître sans apposer son souvenir à quelqu'un était terrifiant.
Sa voix n'explosa pas, néanmoins. Elle s'écroula, simplement. A une frontière ou à une autre. Elle ne parvenait pas à attendre que quelqu'un l'accompagne dans son dernier voyage, et ses paupières tombèrent. Mourir n'avait rien d'une pénitence, pour celle qui ne possédait strictement rien. Pas même son propre souffle.
Au loin, un chant se répercuta.
Un son mélodieux, et infiniment triste.
« Ne meurs pas avant d'avoir raconté ton histoire. »
Le silence sembla se rompre et la neige reprit son ballet hypnotique. Quelle histoire ? Il n'y avait rien à dire. Elle n'avait rien à conter aux louveteaux innocents, de peur qu'ils ne soient plus jamais les mêmes après ça. Sa douleur n'appartenait qu'à elle. A Heaven et ses démons.
« Je veux vivre… »
Les mots, brisés. Les larmes avaient coulé sur ses joues d'albâtre, témoignant d'une souffrance contre laquelle personne ne peut lutter, pas même l'esprit qui faisait tomber les flocons sur les chemins.
D'autres loups s'approchèrent et l'encerclèrent, comme une armure. Ou une famille. Ils soignèrent ses plaies. Ils gonflèrent son estomac des meilleures chasses qu'ils faisaient, et s'ingénièrent à lui rendre un semblant de sourire.
Le mal était fait, toutefois. Le visage de Petit Paradis demeurait obstinément fermé. Sa voix était devenue rauque de s'être tant privée de fredonner, et son palpitant s'était retrouvé prisonnier de cette carapace qui lui avait paru, il y a bien des lunes de ça, bénéfique.
« Les Morts… »
Les larmes ont glissé, une énième fois. Pour ce père qu'il avait été. Pour cette âme qui a été abandonnée. Pour cet Alpha qui s'était illustré à son rôle et l'avait traitée comme l'une des leurs.
Heaven pensait que sa présence apparaîtrait comme indésirable au nouvel Alpha, et qu'elle serait jetée dehors. Dieu, ce qu'elle pouvait avoir tort.
Il n'y eut pas d'autre Alpha. Les regards convergèrent dans sa direction lorsque le Bêta annonça, l'œil humide, qu'Hélio étant mort sans héritier, c'était sa fille adoptive qui succédait à son règne.
Dès lors, Heaven devenait officiellement Alpha de la Feuille d'Albâtre, sans même vouloir prétendre à ce titre. Les débuts semblèrent très difficiles pour tous. Beaucoup traitaient la régente comme une étrangère, et ne se gênaient pas pour discuter ouvertement ses ordres et contester son autorité. Bien vite, son règne fut dicté par la terreur.
Vue comme une enfant tyrannique, colérique et impitoyable, la meute prospéra. Les proies abondèrent et les chasses menées par l'Alpha ramenaient des repas décents, y compris pour les Omégas. Peu à peu, le respect a été gagné.
Au contact de ces créatures exceptionnelles, Heaven a retrouvé un goût particulier pour les relations sociales qu'elle avait fuit jusqu'alors. Son cœur - celui d'une enfant esseulée - a commencé à exprimer ses besoins.
Celui d'être aimé.
Celui d'aimer.
« Nés des Anges »
Ils sont nés, les enfants adorés. Ils étaient désespérément attendu par la meute. Heaven n'avait pas d'Alpha. Pas de compagnon. Pas d'amour. Seulement une affection débordante pour un mâle, et de l'intérêt pour un autre. Son regard s'est détourné de la silhouette de son Bêta, respectueux et doux, pour céder aux avances d'un autre, violent et indifférent.
Elle s'en fichait, éperdument. Elle n'était qu'une odeur entêtante à ses yeux, charmé par les chaleurs de la louve, et lui n'était qu'un instrument pour offrir une descendance aux siens.
Ni plus ni moins.
Enceinte, la Feuille d'Albâtre n'a plus jamais croisé le chemin du mâle, et ce dernier ne s'est pas manifesté pour reconnaître sa progéniture. Des enfants sans père.
Puis, les liens avec Elendil se sont affermis, et le pas a été franchi.
Désormais, la Meute compte deux Alphas. Un couple inséparable qui se complète volontiers.